UN SOIR À MONTE-CARLO
(THE SOUL OF THE CROUPIER)
Mr Satterthwaite flânait au soleil sur la terrasse de Monte-Carlo.
C'était régulier. Le deuxième dimanche de l'année, Mr Satterthwaite quittait l'Angleterre pour la Riviera. Il était beaucoup plus exact dans ses déplacements que les hirondelles ! En avril, il retournait en Angleterre, passait mai et juin à Londres, et ne manquait jamais Ascot !… Il quittait Londres après le match d'Eton et de Harrow, et rendait visite à quelques amis à la campagne avant de partir pour Le Touquet ou Deauville. Septembre et octobre étaient occupés par les chasses, et pour terminer l'année il passait encore deux mois à Londres. Il y connaissait tout le monde.
Ce matin-là, il se trouvait d'humeur maussade. La mer était d'un bleu admirable, les jardins, comme toujours, une splendeur, mais la société qui évoluait à Monte-Carlo lui déplaisait. Toutes les classes étaient mélangées, on ne savait plus qui l'on côtoyait. Il y avait, parmi ces gens, bien entendu, des joueurs, de pauvres fous attirés par le tapis vert. Ceux-là, Mr Satterthwaite les tolérait ; « ils étaient indispensables au décor », pensait-il. Mais ce qu'il regrettait, c'était l'élite, le milieu auquel il était habitué.
« C'est le changement, pensa-t-il mélancoliquement ; viennent ici maintenant des gens qui ne le pouvaient pas avant. Et puis, aussi, je deviens vieux… Tous les jeunes vont aujourd'hui dans les stations suisses. »
Mais ceux qui lui manquaient le plus étaient les élégants barons et comtes de la diplomatie étrangère, les grands-ducs et les princes royaux. Le seul prince royal qu'il avait vu jusque-là manœuvrait l'ascenseur dans un hôtel de second ordre !… Ce qu'il regrettait aussi, c'étaient les jolies et brillantes ladies qui devenaient de plus en plus rares.
Mr Satterthwaite était un grand observateur de ce drame que l'on appelle la vie, mais il aimait que ses sujets d'observation fussent mondains ! Il se sentait découragé. Le cours des valeurs changeait, mais lui était trop vieux pour s'adapter.
C'est à ce moment qu'il vit venir vers lui la comtesse Czarnova.
Mr Satterthwaite la rencontrait chaque saison à Monte-Carlo depuis plusieurs années. Il l'avait vue pour la première fois en compagnie d'un grand-duc. La seconde fois elle était avec un baron autrichien ; plusieurs années de suite avec des Orientaux. Depuis un an ou deux on ne la voyait plus qu'avec de très jeunes gens.
Elle se promenait en ce moment avec un jeune homme que Mr Satterthwaite reconnut, il en fut peiné. Franklin Rudge, un jeune Américain, le type même du natif de l'Ouest, très impressionnable, un peu naïf, assez brusque mais sympathique, un curieux mélange de matérialisme et d'idéalisme. Il se trouvait à Monte-Carlo avec un groupe de ses compatriotes des deux sexes. C'était leur premier aperçu du vieux monde, et ils ne tarissaient pas en appréciations plus ou moins désobligeantes.
Ils détestaient les Anglais de l'hôtel, et les Anglais le leur rendaient. Mr Satterthwaite, qui se flattait d'être cosmopolite, se sentait attiré par leur droiture et leur jeunesse, bien qu'il fût parfois choqué de leur langage.
Il trouva que la comtesse Czarnova n'était pas du tout une compagnie souhaitable pour Franklin Rudge.
Il salua lorsque le couple passa près de lui : la comtesse inclina la tête avec un gracieux sourire.
C'était une grande femme, très bien faite ; brune aux yeux noirs, les sourcils dessinés avec art, les cils longs et recourbés.
Mr Satterthwaite, qui avait une grande expérience des secrets féminins, rendit hommage à la science avec laquelle elle se fardait. Son teint était délicieusement « fait », une légère ombre se devinait sous ses yeux, et sa bouche était d'un rouge éclatant. Élégamment vêtue de blanc et noir, elle s'abritait sous une ombrelle rose très seyante à son teint.
Franklin Rudge avait l'air à la fois important et heureux.
« Quel jeune imbécile ! pensa Mr Satterthwaite. Après tout, cela ne me regarde pas ; j'ai acquis de l'expérience avec le temps, qu'il fasse comme moi ! »
Il était cependant mécontent. Il y avait à Monte-Carlo, dans la colonie américaine, une jeune fille charmante et il était persuadé que les rapports de Franklin avec la comtesse ne lui plaisaient pas.
Il allait s'éloigner, lorsqu'il aperçut dans une allée cette même jeune fille qui semblait venir vers lui. Elle était vêtue d'un tailleur, d'une chemisette de voile blanc, et portait de solides chaussures de marche. Elle avait en main un guide. Il est des Américaines qui, après avoir traversé Paris, en ressortent habillées comme la reine de Saba ; mais Elisabeth Martin n'était pas de celles-là. Elle « faisait l'Europe » consciencieusement. Elle avait une haute idée de la culture qu'elle pouvait y acquérir, et elle désirait tirer le plus de profit possible de son budget limité.
Mr Satterthwaite ne voyait pas en elle une âme artiste. Pour lui, elle était très jeune, c'est tout.
— Bonjour, Mr Satterthwaite, dit la jeune fille. Avez-vous vu Franklin, je veux dire, Mr Rudge ?
— Je viens de le voir il y a quelques instants.
— Avec son amie la comtesse, je suppose ? ironisa Elisabeth.
— Euh… avec la comtesse… oui…, fut obligé d'admettre Mr Satterthwaite.
— Je ne peux vraiment pas sympathiser avec sa comtesse, dit-elle d'une voix acerbe. Franklin est fou d'elle, je me demande pourquoi.
— Je la trouve très agréable, risqua Mr Satterthwaite.
— Vous la connaissez ?
— Un peu.
— Je suis vraiment très contrariée pour Franklin, reprit miss Martin. Ce garçon a en général beaucoup de jugement. Je n'aurais jamais cru qu'il se laisserait captiver par cette vulgaire ensorceleuse. Il ne veut rien entendre à son sujet. Il devient furieux si on essaye de le raisonner. Dites-moi, est-elle au moins une vraie comtesse ?
— Je ne voudrais pas l'affirmer. Peut-être.
— Voilà bien une manière anglaise de répondre, dit Elisabeth avec un haussement d'épaules. Tout ce que je peux dire, c'est que chez nous, à Sargon Springs, cette comtesse aurait une réputation douteuse.
Après tout, c'était possible. Mr Satterthwaite se dit cependant qu'ils n'étaient pas à Sargon Springs, mais dans la principauté de Monaco, où la comtesse s'harmonisait beaucoup mieux avec le décor que miss Martin.
Il ne répondit pas et Elisabeth s'en alla vers le casino.
Mr Satterthwaite s'assit sur un banc au soleil. Et bientôt il fut rejoint par Franklin Rudge. Ce dernier était radieux.
— Je m'amuse beaucoup ici ! proclama-t-il avec un enthousiasme naïf. Oui, monsieur, voilà ce que j'appelle connaître la vie ! Une vie très différente de celle que nous avons aux États-Unis.
Mr Satterthwaite tourna vers lui un visage grave :
— La vie est la même partout, elle est vêtue d'une manière différente, c'est tout.
Franklin Rudge s'étonna :
— Je ne vous comprends pas.
— Non ?… C'est parce que vous avez encore du chemin à faire. Mais je vous demande pardon : les hommes de mon âge ne devraient pas faire figure de moralistes.
— Oh ! cela n'a aucune importance.
Franklin rit, découvrant les belles dents communes à ses compatriotes.
— Je dois avouer que je suis un peu déçu par le casino. Je m'imaginais le jeu tout différent de ce qu'il est, beaucoup plus passionnant.
— Le jeu est la vie ou la mort pour le joueur, mais il n'a aucun intérêt pour celui qui regarde, dit Mr Satterthwaite.
Le jeune homme l'approuva d'un signe de tête.
— Il paraît que vous êtes très mondain ? de-manda-t-il. Je veux dire par là que vous connaissez toutes les duchesses, les comtesses, les lords, enfin tout le Gotha ?
— Beaucoup d'entre eux, en effet, et aussi des Levantins, des Péruviens, des Argentins, des Brésiliens…
— Quoi ?
— Je vous indiquais seulement, dit Mr Satterthwaite d'un ton railleur, que je variais mes relations.
Au bout de quelques instants, Franklin Rudge se risqua :
— Vous connaissez la comtesse Czarnova, n'est-ce pas ?
Mr Satterthwaite fit la même réponse qu'à Elisabeth Martin.
— C'est une femme très intéressante, reprit Franklin avec feu. On est porté à croire, de nos jours, que l'aristocratie de l'Europe est à son déclin. Cela est peut-être vrai pour les hommes, mais les femmes sont si différentes ! N'est-ce pas un plaisir de fréquenter une créature aussi délicieuse que la comtesse ? Spirituelle, raffinée, avertie de tout, des générations de civilisation derrière elle, et aristocrate jusqu'au bout des ongles !
— À ce point ?
— Ne l'avez-vous pas remarqué ? Vous savez de quelle famille elle descend ?
— Non. Je sais très peu de choses sur elle.
— Des Radzenski, expliqua Franklin. Une des plus vieilles familles hongroises. Elle a eu une vie extraordinaire. Vous connaissez ce long sautoir de perles qu'elle porte ?
Mr Satterthwaite fit signe que oui.
— Il lui a été donné par le roi de Bosnie. Elle avait réussi à lui faire passer d'Angleterre des documents secrets.
— J'ai entendu dire que ces perles étaient un cadeau du roi de Bosnie.
C'était en réalité un sujet habituel de potinage. On disait que la dame avait été autrefois fort liée avec Sa Majesté.
— Maintenant, je vais vous dire encore quelque chose.
Mr Satterthwaite écoutait le jeune Américain, et plus il l'écoutait, plus il admirait l'imagination fertile de la comtesse Czarnova. Ce n'était pas une « vulgaire ensorceleuse », comme disait Elisabeth Martin. Non, la comtesse évoluait dans un monde d'intrigues diplomatiques. Elle avait des ennemis, naturellement. Pour le jeune homme, elle était une figure qui inspirait un culte romantique.
— Et c'est extraordinaire, ajouta-t-il. Elle n'a jamais rencontré une femme qui fût pour elle une amie. Les femmes la haïssent toutes.
— Évidemment.
— Vous ne trouvez pas cela scandaleux ? dit Franklin offusqué.
— Non, pas du tout. Les femmes ont leur manière de penser et de juger, et il n'est pas bon que nous nous occupions de leurs appréciations.
— Je ne suis pas de votre avis. C'est une des pires choses que la méchanceté des femmes entre elles. Vous connaissez Elisabeth Martin ? Eh bien ! nous discutons souvent ensemble ; lorsqu'il s'agit de théorie, nous sommes du même avis. C'est encore une gamine, mais ses idées sont très justes. Seulement, lorsqu'il s'agit de pratique, elle est aussi nulle que les autres. Elle est butée quant à la comtesse. Bien que ne la connaissant pas, ou à peine, elle ne veut pas m'écouter lorsque j'essaye de lui en parler. Ce n'est pas juste, Mr Satterthwaite. La solidarité devrait exister entre les femmes.
Il se tut un instant. Mr Satterthwaite essaya de trouver un point sur lequel établir la solidarité entre Elisabeth et la comtesse, mais il n'y réussit pas.
— Quant à la comtesse, reprit Franklin, elle admire beaucoup Elisabeth et la trouve charmante. Qu'est-ce que cela veut dire ?
— Cela veut dire, répondit sèchement Mr Satterthwaite, que la comtesse a vécu beaucoup plus longtemps que miss Martin.
— Savez-vous son âge ? Elle me l'a dit. C'est assez chic de sa part. Je lui donnais à peu près vingt-neuf ans, elle m'a avoué en avoir trente-cinq. Elle ne les paraît pas, n'est-ce pas ?
Mr Satterthwaite, qui situait l'âge de la comtesse entre quarante-cinq et quarante-neuf ans, répondit simplement :
— Si je peux vous donner un conseil, ne croyez pas tout ce que l'on vous dit à Monte-Carlo.
Il avait assez d'expérience pour savoir qu'il était inutile de discuter avec un jeune homme.
— Voici la comtesse, dit Franklin se levant brusquement.
Elle s'approchait de son allure nonchalante et gracieuse. Elle s'assit auprès d'eux, et se montra fort aimable avec Mr Satterthwaite lui demandant son opinion sur mille choses et le traitant en personnage important de la Riviera.
Comme c'était à prévoir, au bout de quelques instants, Franklin Rudge se sentit étranger à la conversation, et il partit, laissant la comtesse en tête à tête avec Mr Satterthwaite.
De la pointe de son ombrelle, elle dessinait sur le sol.
— Ce jeune Américain vous intéresse-t-il, Mr Satterthwaite ? demanda-t-elle.
— C'est un charmant garçon.
— Je le trouve très sympathique. Je lui ai raconté beaucoup de choses de ma vie.
— Vraiment ?
— Oui, des détails que peu connaissent, continua-t-elle, l'air rêveur. J'ai eu une vie si extraordinaire…
Mr Satterthwaite était assez fin pour comprendre ce qu'elle voulait dire. Après tout, les histoires qu'elle avait racontées à Franklin pouvaient être vraies. C'était improbable, mais possible…
Il ne répondit pas. La comtesse avait les yeux fixés sur la mer. Tout à coup Mr Satterthwaite eut l'impression qu'elle était désespérée, livrée à une lutte ardente et secrète. Il voyait battre fiévreusement la veine de sa tempe.
Il comprit qu'elle serait sans merci pour quiconque se mettrait entre elle et Franklin. Mais il ne pouvait pénétrer ses autres pensées. Sans aucun doute elle était riche, toujours merveilleusement habillée et possédait des bijoux de grande valeur. Elle ne pouvait donc être tourmentée par des soucis matériels. Était-ce l'amour ? On avait vu des femmes de son âge s'éprendre de jeunes gens.
Il se rendit compte qu'elle venait de le classer comme un ennemi, parce qu'elle s'imaginait qu'il essayerait de détacher d'elle Franklin Rudge.
Il l'observa le même soir au cercle privé, alors qu'elle jouait à la roulette. Elle misait sans arrêt et perdait. Elle supportait ses pertes avec le calme et le sang-froid des habitués. Elle misa une fois, deux fois, mit le maximum sur le rouge, gagna, puis perdit de nouveau. À la fin, elle misa six fois sur le manque, sans plus de succès. Alors, avec un gracieux haussement d'épaules, elle se leva et quitta la table.
Elle était particulièrement brillante, ce soir-là, dans une robe d'or discrètement soulignée de vert. Les fameuses perles de Bosnie entouraient d'un triple rang son cou et de longues boucles d'oreilles les rejoignaient presque.
Mr Satterthwaite entendit deux hommes parler d'elle.
— La Czarnova, chuchota l'un deux. Une jolie femme, n'est-ce pas ? Les perles de la couronne de Bosnie sont en valeur sur elle.
L'autre, un petit homme au type hébraïque, se retourna avec curiosité.
— Ces perles sont celles de Bosnie ? Vraiment, c'est bizarre.
Et il eut un petit rire sec.
Mr Satterthwaite ne put en entendre davantage car à ce moment quelqu'un s'approcha. Il reconnut un vieil ami.
— Mon cher Mr Quinn !… s'écria-t-il avec satisfaction, en lui serrant chaleureusement la main. Le dernier endroit où j'aurais pensé vous rencontrer !
Mr Quinn eut un sourire qui éclaira son visage intelligent :
— Ma présence n'a rien de surprenant : c'est le moment du carnaval et je suis souvent ici à cette époque.
— Vraiment ? Je suis ravi de vous voir ! Mais qu'il fait chaud dans cette salle !
— Allons marcher un peu dans les jardins. L'air était vif et les deux hommes respirèrent à pleins poumons.
— Nous sommes beaucoup mieux ici, reprit Mr Quinn, et nous pouvons parler librement. Je suis sûr que vous avez beaucoup à me dire.
— En effet.
Mr Satterthwaite se mit à lui dépeindre avec sa verve habituelle la comtesse, le jeune Franklin et la charmante Elisabeth.
— Vous avez changé depuis la dernière fois que je vous ai vu, dit Mr Quinn en souriant, quand il eut terminé son récit.
— Changé ? Dans quel sens ?
— Vous vous contentiez alors d'assister en spectateur aux drames de la vie. Maintenant, vous voulez y prendre part.
— C'est vrai. Mais dans ce cas, je ne sais que faire. Je reste perplexe. Peut-être… peut-être m'aiderez-vous ?
— Avec plaisir, voyons ce que nous pouvons faire.
Mr Satterthwaite se sentit étrangement réconforté.
Le jour suivant, il présenta Franklin Rudge et Elisabeth Martin à Mr Harley Quinn. Il fut content de constater qu'ils sympathisèrent de suite. On ne parla pas du tout de la comtesse, mais au déjeuner, il apprit une nouvelle qui l'intéressa vivement.
— Mirabella arrive ce soir à Monte-Carlo, confia-t-il à Mr Quinn.
— L'actrice parisienne ?
— Oui. Chacun sait qu'elle est le dernier caprice du roi de Bosnie. Il l'a couverte de bijoux. On dit qu'elle est la femme la plus excentrique de Paris.
— J'aimerais la voir rencontrer la comtesse cette nuit.
— C'est justement ce que je pensais.
Mirabella était grande, mince, elle avait d'admirables cheveux blonds. Son teint était mauve pâle et ses lèvres orange, sa toilette d'une élégance voyante mais qui lui allait bien. Elle portait ce soir-là, au casino, une robe qui la faisait ressembler à un oiseau de paradis, et des rivières de pierreries ornaient son dos nu. Un lourd bracelet d'énormes diamants encerclait sa cheville gauche.
Lorsqu'elle parut dans la salle elle souleva un murmure de curiosité et d'admiration.
— Votre amie la comtesse aura du mal à briller ce soir, murmura Mr Quinn à l'oreille de Mr Satterthwaite.
Ce dernier l'approuva d'un signe. Il lui tardait de voir comment se comporterait la Czarnova.
Elle vint tard et un léger chuchotement s'éleva pendant qu'elle se dirigeait vers une des tables de roulette. Elle était vêtue de blanc – une toilette aussi simple que celle d'une débutante à la cour d'Angleterre. Son cou et ses bras nus n'étaient parés d'aucun bijou.
— Voilà qui est intelligent, jugea Mr Satterthwaite. Elle dédaigne la réalité et ne tente pas de lutter contre son adversaire.
Il se dirigea lui aussi vers la table. De temps en temps, il s'amusait à jouer ; parfois il gagnait, mais le plus souvent il perdait.
Il y eut à un moment une animation extraordinaire : les numéros 31 et 34 sortirent sans interruption. Mr Satterthwaite risqua en souriant sa dernière mise de la soirée, et plaça le maximum sur le 5. La comtesse à son tour se pencha et mit le maximum sur le 6.
— Faites vos jeux, dit le croupier. Rien ne va plus !…
La boule s'élança. On n'entendait plus que son roulement monotone. Mr Satterthwaite songeait : « Ceci signifie quelque chose de différent pour chacun de nous. L'agonie de l'espoir ou du désespoir, le simple amusement, la vie ou la mort. »
Clic !
Le croupier se pencha et annonça :
— Numéro 5, rouge, impair et manque.
Mr Satterthwaite avait gagné !
Le croupier, après avoir ramassé les autres mises, avança la somme gagnée par Mr Satterthwaite. Ce dernier tendit la main pour s'en saisir. La comtesse fit de même. Le croupier les regarda.
— À madame, dit-il brusquement.
La comtesse ramassa l'argent. Mr Satterthwaite, en homme galant, n'insista pas. La comtesse le regarda bien en face, il lui rendit son regard. Quelques-uns des joueurs firent remarquer au croupier qu'il venait de commettre une erreur, mais il secoua la tête avec impatience. Il avait décidé ainsi. C'était fait. On entendit à nouveau sa voix rauque :
— Faites vos jeux, mesdames et messieurs.
Mr Satterthwaite alla rejoindre son ami Quinn et lui raconta ce qui venait de se passer.
— Pas de chance, mais ce sont des choses qui arrivent, malheureusement. (Et il ajouta :) Nous avons rendez-vous avec Franklin Rudge un peu plus tard. J'offre le souper, si vous le permettez.
Ils se retrouvèrent à minuit. Mr Quinn exposa à ses deux invités ce qu'il avait combiné.
— Nous allons choisir l'endroit où nous nous rejoindrons tout à l'heure, puis chacun de nous ira de son côté, avec l'obligation d'inviter la première personne qu'il rencontrera.
Cette idée amusa beaucoup Franklin.
— Mais qu'arrive-t-il si la personne n'accepte pas ?
— Vous devez employer tout votre pouvoir de persuasion.
— Bien. Où nous retrouverons-nous ?
— Dans un café un peu bohème, qu'on appelle le Caveau.
Il expliqua où se trouvait le café et ils se séparèrent. Mr Satterthwaite eut la chance de tomber juste sur Elisabeth Martin, et il l'emmena joyeusement au Caveau. Ils descendirent dans un sous-sol. Une table était dressée pour le souper, éclairée par des bougies.
— Nous sommes les premiers, dit Mr Satterthwaite. Ah ! Voilà Franklin.
Mais il s'arrêta brusquement : Franklin arrivait avec la comtesse. Il y eut un moment de flottement. Elisabeth montra une mauvaise grâce excessive. Mais la comtesse, sans paraître y prendre garde, se conduisit en femme du monde pleine d'aisance. Mr Quinn arriva le dernier. Il était accompagné d'un petit homme brun, très correctement vêtu, dont la figure parut familière à Mr Satterthwaite.
C'était le croupier qui avait commis au jeu l'erreur à son détriment.
— Permettez-moi, dit Mr Quinn, de vous présenter M. Pierre Vaucher.
Le croupier paraissait confus et embarrassé, mais Mr Quinn, comme si de rien n'était, acheva les présentations. Un excellent souper fut servi, arrosé de vins non moins excellents.
Une certaine gêne régna d'abord. La comtesse était silencieuse, ainsi qu'Elisabeth. Mais Franklin Rudge devint loquace. Il raconta plusieurs anecdotes. Mr Quinn, avec son calme habituel, servait le vin.
— Je vais vous raconter l'histoire vécue d'un homme qui a réussi dans la vie, dit Franklin.
Pour quelqu'un qui venait d'un pays où régnait la prohibition, il s'était très bien accoutumé au champagne et raconta son histoire avec verve.
Quand il eut terminé, Pierre Vaucher, assis en face de lui, se redressa, semblant sortir d'une torpeur.
— Moi aussi, je vais vous raconter une histoire, dit-il. Mais c'est l'histoire d'un homme qui n'a pas réussi, qui au lieu de s'élever, est descendu. Et c'est aussi une histoire vécue.
— Elle doit être très intéressante. Nous vous écoutons, dit Mr Satterthwaite, affable selon son habitude.
Pierre Vaucher se renversa sur sa chaise, les yeux fixés dans le vide.
— L'histoire commence à Paris. L'homme était ouvrier bijoutier, jeune, enthousiaste et courageux. Et sur le point de faire un beau mariage : la jeune fille était assez jolie et la situation très avantageuse. Mais, un matin, il rencontra par hasard, une autre jeune fille, une pauvre petite infortunée. Jolie ? Oui, peut-être, si elle n'avait porté sur son visage les traces de la misère et des privations. Malgré cela, elle possédait un charme auquel il ne put résister. Elle avait lutté en vain pour trouver du travail, elle était vertueuse, ou du moins elle le lui dit. Je ne sais si c'était vrai.
La voix de la comtesse l'interrompit :
— Pourquoi n'aurait-ce pas été vrai ?
— En tout cas, le jeune homme l'a cru. Et il l'a épousée. Une folie !… Sa famille ne voulut plus le revoir. Il épousa donc Jeanne – donnons-lui ce nom. Il fit ainsi une bonne action. Il le lui dit, pensant qu'elle devrait lui être reconnaissante, car il avait fait de gros sacrifices pour elle.
— Charmant début pour la pauvre fille, observa la comtesse, sarcastique.
— Il l'aimait, oui, mais elle lui fit perdre la tête. Elle était d'humeur changeante. Un jour elle était glaciale, le lendemain tendre. À la fin, il comprit qu'elle ne l'avait jamais aimé, et ne l'avait épousé que pour mettre fin à sa misère. Cette révélation fut pour lui un coup terrible, mais il n'en laissa rien voir. Il continuait à croire qu'elle lui devait de la reconnaissance, et que cela remplacerait l'amour. Cependant, bientôt, ils se querellèrent. Elle lui reprocha… mon Dieu, que ne lui reprocha-t-elle pas ?… vous devinez la suite, n'est-ce pas ? Elle le quitta – c'était fatal ! Pendant deux ans, il fut seul, sans aucune nouvelle d'elle. Il avait une unique consolation : l'absinthe. Ses affaires déclinèrent. Un matin où il travaillait dans sa boutique, il vit entrer Jeanne. Elle était richement habillée, les mains chargées de bagues. Il resta un instant suffoqué par la stupeur. Son cœur sautait dans sa poitrine !… Il ne savait que faire. Il aurait voulu la battre, la serrer dans ses bras, la jeter à terre et la piétiner, ou se jeter lui-même à ses pieds. Il ne fit rien de tout cela. Dans un grand effort, il domina son émotion.
« — Madame désire ? demanda-t-il. »
« Elle fut stupéfaite. Elle ne s'attendait pas à de telles paroles.
« — Pierre, dit-elle, je suis revenue.
« Il laissa tomber ses outils et la regarda en face.
« — Tu veux mon pardon ? demanda-t-il, tu veux que je te reprenne ? Vraiment tu as du remords ?
« — Veux-tu de moi ? murmura-t-elle d'une voix très douce.
« Il comprit soudain qu'elle lui tendait un piège. Il aurait bien voulu l'embrasser, mais il feignit l'indifférence : « Je suis chrétien, dit-il. J'essaie de faire ce que me commande l'Église. » Je vais l'humilier ainsi, pensa-t-il.
« Mais Jeanne renversa la tête en arrière et éclata de rire. Un rire de démon.
« — Je me moque de toi et de ton pardon, mon pauvre garçon ! Regarde mon élégance, mes bijoux. Je suis venue pour me faire voir. Je pensais que tu m'aurais prise dans tes bras, et alors, je t'aurais craché à la figure, en te criant combien je te haïssais !
« Avec un dernier éclat de rire, elle quitta la boutique. Pouvez-vous croire, messieurs, qu'une femme puisse être méchante à ce point : venir uniquement pour railler et torturer ce malheureux garçon !
— Non, dit la comtesse, je ne le croirais pas, et tout homme sensé ne le croirait pas.
Pierre Vaucher ignora l'interruption :
— Après cela, le jeune homme tomba de plus en plus bas. Il but de plus en plus d'absinthe. Sa petite boutique fut vendue pour payer les créanciers. Alors vint la guerre. Pour lui, elle fut la libératrice. Elle le secoua et le transforma. Il endura le froid, les souffrances, les dangers, la peur de la mort. Mais il ne fut pas tué. À la fin de la guerre, il était redevenu un homme.
« C'est alors, messieurs, qu'il vint dans le Midi. Il avait été gazé, et les docteurs lui recommandèrent de séjourner sur la Côte d'Azur. Je ne vous raconterai pas tous les métiers qu'il fit pour gagner sa vie. Il suffit que vous sachiez qu'enfin il devint croupier. Au casino, il la vit, un soir, cette femme qui ruina sa vie. Elle ne le reconnut pas. Tout en elle laissait supposer qu'elle était riche ; mais les croupiers voient clair. Il arriva qu'elle mit sur le tapis vert tout ce qui lui restait. Ne me demandez pas comment il le sut. Il le sentit. Elle était d'ailleurs toujours élégamment habillée. Ses bijoux ? Ah ! parlons-en ! Les vrais bijoux étaient partis depuis longtemps ! N'avait-il pas été bijoutier dans le temps ? Les perles avaient été vendues une par une et remplacées par des fausses. Pour payer les notes d'hôtel.
La comtesse eut un sursaut, soupira, puis retrouva son calme apparent.
— Ah oui ! ce fut un beau coup ce soir-là. Pendant deux nuits il l'avait observée. Elle perdait encore et toujours. Et puis elle finit par poser ses derniers jetons sur un numéro. À côté d'elle, un gentleman anglais misa le maximum aussi, sur le numéro suivant. La boule roule… Elle a perdu… Rencontrant son regard, que fit-il ? Il manqua à son devoir, il compromit sa situation au casino. Il vola l'Anglais. « À madame », dit-il, et c'est elle qu'il paya.
À cet instant, un cri strident sortit de la gorge de la comtesse qui se leva d'un bond, renversant son verre.
— Pourquoi, pourquoi avez-vous fait cela ? cria-t-elle.
Face à face, ils se dévisagèrent pendant un temps qui parut interminable.
Enfin, un pâle sourire crispa les lèvres de Pierre Vaucher.
— Madame, dit-il, la pitié existe en ce monde…
— Ah ! je comprends, dit-elle en retombant sur sa chaise, apaisée, presque souriante. Votre histoire est vraiment très intéressante, monsieur Vaucher. Permettez-moi de vous donner du feu.
Elle ouvrit son sac et roula un papier qu'elle alluma à une bougie. Il se pencha jusqu'à ce que la flamme rejoigne sa cigarette.
Puis la comtesse se leva brusquement :
— Excusez-moi, je suis obligée de vous quitter. Je n'ai besoin de personne pour m'accompagner. Je vous en prie…
Avant que l'on pût s'en rendre compte, elle était partie. Mr Satterthwaite se serait précipité à sa poursuite s'il n'avait été arrêté par un cri poussé par Pierre Vaucher.
Celui-ci regardait le papier à demi brûlé avec lequel la comtesse avait allumé sa cigarette, et le dépliait…
— Grand Dieu !… un chèque de cinquante mille francs ! Son gain de ce soir. Tout ce qu'elle possède au monde. Et elle a allumé ma cigarette avec… parce qu'elle est trop fière, voilà ce qu'elle a été toute sa vie… Elle est unique… admirable !…
Il se leva d'un bond et sortit en courant. Mr Quinn et Mr Satterthwaite s'étaient levés eux aussi. Le garçon s'approcha de Franklin Rudge.
— La note, monsieur, dit-il.
Mr Quinn la prit vivement.
— Que veut dire tout cela, Elisabeth ? dit Franklin. Ces étrangers sont extraordinaires. Ils battent tous les records. Je ne les comprends pas… (Il la regarda…) Je me sens tout drôle, acheva-t-il d'une voix d'enfant.
La jeune fille et lui remercièrent Mr Quinn et sortirent ensemble dans la nuit. Mr Quinn ramassa sa monnaie et sourit à Mr Satterthwaite qui paraissait très content de lui.
— Eh bien ! dit ce dernier, tout a très bien tourné. Nos amoureux seront tranquilles à présent…
— Lesquels ? demanda Mr Quinn.
— Ah !… Oui, après tout, vous avez raison… Ce n'est pas impossible… qui peut sonder le fond des âmes ?